Blue Monday, du groupe New Order, paraît en maxi single le 7 mars 1983 sur le mythique label mancunien Factory Records.

C’est le morceau au beat le plus reconnaissable de l’histoire de la musique – signant l’acte de naissance de l’indie-dance , un des 500 meilleurs titres de tous les temps pour Rolling Stone et, accessoirement, le maxi 45 tours le plus vendu au monde.

Et pourtant, Blue Monday aurait fait perdre de l’argent – beaucoup – au groupe…

WTF ?

De la disquette au disque

Tout ça à cause de sa pochette. Elle a été créé par Peter Saville, designer attitré de Factory et de New Order, et son partenaire Brett Wickens.

Saville a raconté comment lui en est venue l’idée. Alors qu’il rendait visite au groupe dans son studio de répétition, il voit sur une table un objet qui l’intrigue… C’est une disquette de 5,25 pouces, quelque chose qui alors est loin d’être répandu.

Il demande au batteur Steve Morris s’il peut en prendre une, retourne à Londres en écoutant la cassette de Blue Monday et pige instinctivement qu’il y a un lien étroit entre la technologie nouvelle que représente cet objet et ce que s’apprête à commettre New Order musicalement.

La pochette de Blue Monday représentera donc, fidèlement, une disquette.

Sur le plan du design, c’est une belle idée. Sur le plan comptable, moins.

Pour que la reproduction soit fidèle, il faut pratiquer 5 trous dans la pochette à différents endroits – qu’il faudra faire manuellement –, imprimer 23 couleurs différentes – ce qui nécessite un équipement spécifique pour l’imprimeur – et fabriquer une sous-pochette métallique argentée par-dessus le marché.

Dans un monde normal, quelqu’un étudie les devis et réagit : « revoie ton projet, coco, ça va coûter une blinde ! » Mais on n’est pas dans un monde normal, on est chez Factory. Comme il est en retard, comme d’hab’, Saville envoie le projet directement à l’imprimeur, sans que le label ou le groupe ne valident quoi que ce soit. Personne ne remarquera rien avant de recevoir les factures des imprimeurs, c’est-à-dire trop tard.

Tout cela risque de coûter cher…

Factory, usine à perte

La légende, entretenue par Peter Wilson, boss de Factory, et certains membres de New Order (Peter Hook en tête), veut que pour chaque single de Blue Monday vendu, le groupe et son label aient perdu de l’argent à cause des coûts de production démesurés de la pochette.

Selon les sources, le montant diffère… 5, 10, 20 pence ? Peu importe, pour un disque vendu £1, c’est énorme. Pour un label, c’est direction la faillite (spoiler : ça finira par arriver, mais en 1992).

L’ironie du sort est que Blue Monday devait être un simple instru que le groupe entendait balancer à la fin des concerts en guise de rappel, pas de ligne de basse, pas de chant, rien qui requiert un musicien. Et puis c’est devenu un morceau véritable (sinon pourquoi en faire un maxi 45T ?), mais personne ne s’attendait trop à ce qu’il marche, d’autant que le premier album du groupe n’avait pas été très bien reçu. Le coût d’impression ? bof, on s’en foutait, à la mode Factory.

Le problème, c’est que Blue Monday va faire plus que marcher, il va tout déchirer.

Il faut dire qu’avec ses 7’29 au compteur, le titre en version longue n’est disponible que sur le pressage et la cassette US de l’album Power, Corruption and Lies. Le maxi va donc faire top 10 dans la plupart des pays (sauf, devinez où ?), se prélasser 186 semaines de suite dans les charts indés anglais, pour finir par se vendre à plus de 700 000 copies rien qu’au Royaume-Uni en 1983 !

Si chaque copie perd de l’argent, effectivement, il y a un gros souci.

Et c’est en tout cas cette version de l’histoire qu’on lit partout…

Factory, usine à mythes

En creusant un peu, toutefois, on peut avoir quelques doutes.

Peter Saville lui-même a reconnu que l’histoire avait été exagérée. Notamment par Tony Wilson, qui était du genre à avoir un peu trop regardé L’Homme qui tua Liberty Valance et sa réplique célèbre : « Quand la légende dépasse la réalité, alors on publie la légende », mais aussi par le film de Michael Winterbottom, 24 Hour Party People (2002) et son épisode de l’award remis à Peter Hook par Toni Wilson pour fêter le succès de Blue Monday et l’argent qu’il lui fait perdre.

S’il ne fait aucun doute que le titre s’est vendu comme des petits pains, on n’a aucune idée des chiffres officiels : à l’époque Factory ne fait pas partie de la British Phonographic Industry (BPI) qui comptabilise les ventes.

Si l’on regarde les différentes versions du single, on se rend aussi compte que personne n’est resté les bras croisés en attendant que le navire sombre. Rien que pour 1983 en Angleterre, on compte pas moins de 29 versions ! Et l’on constate qu’en raison de la demande, des coûts trop élevés et de l’urgence, la pochette a progressivement été modifiée, la sous-pochette argentée a vite laissé la place à une simple sous-pochette noire, puis blanche, et les découpes ont fini par être enlevées, donnant lieu à de multiples combinaisons au fil des pressages, si bien qu’on peut trouver des pressages initiaux avec une sous-pochette blanche.

L’hypothèse que je retiens, c’est que la pochette de Blue Monday représentait bien un surcoût (de 5 ou 10 pence) par rapport au coût d’une pochette standard, mais pas une perte nette ! Cela fait une sacrée différence : celle entre la réalité et la légende.

Stephen Morris, le batteur, et Gillian Gilbert, la claviériste (et son épouse), les deux membres discrets de New Order, ont, contrairement à Peter Hook, démystifié cette histoire de vente à perte. Dans ses mémoires, Stephen Morris avance même des chiffres : en mai 1983, 230 000 copies auraient été écoulées, pour un gain d’environ £110 000 ! Il relève juste qu’avec une pochette normale, ils auraient gagné un peu plus d’argent…

Morris observe aussi que s’ils avaient perdu des sous à cette époque, cela aurait aussitôt occasionné la fermeture du club l’Haçienda, dont l’aménagement était financé par les ventes de New Order. Il note également malicieusement que Saville (qui devait avoir une obsession), a designé la pochette du Dazzle Ships d’Orchestral Manœuvres in the Dark, elle aussi célèbre pour ses trous, et que OMD n’a jamais été menacé de banqueroute…

Enfin, il enfonce le clou : « Quand nous avons reçu les premières factures d’impression, nous avons regardé les coûts de la pochette et fait : ‘Combien ?! Okay, débarrassons-nous de ces trous !’ »

Pour sceller définitivement le cercueil de la belle histoire, rappelons que, à la suite de sa sortie initiale, Blue Monday a fait l’objet d’un remix en 1988, puis d’un second en 1995, que le groupe possédait ses droits chez Factory (ce qui démontre que ce n’était bel et bien pas un label comme les autres), puis les a gardé chez London, puis chez Warner, que les ventes physiques tous formats toutes éditions dépassent aujourd’hui les deux millions, que les streams s’élèvent à plusieurs centaines de millions, que le titre a été utilisé dans des films, des jeux vidéo, des campagnes de pub,  etc.

Peu importent donc les chiffres véritables, une chose est sûre : contrairement à ce que raconte la légende, New Order n’a certainement pas perdu d’argent avec Blue Monday !