©Ross Halfin

« Sur l’oreiller du mal c’est Satan Trismégiste
Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste. »

Charles Baudelaire, « Au lecteur », Les Fleurs du mal, 1857

Quoi ?! Le metal, ça calme ???

T’énerve pas, j’t’explique.

Musiques extrêmes et comportement : l’œuf ou la poule ?

D’abord, ce n’est pas moi qui le dis, mais Leah Sharman et Genevieve A. Dingle, de l’université du Queensland, en Australie, dans un papier publié en 2015 par la revue Frontiers in Human Neuroscience, intitulé : « Metal extrême et gestion de la colère »1. Alors, t’énerve pas.

Petite parenthèse pour bien comprendre. Pour un scientifique, les musiques « extrêmes » ont pour caractéristiques (d’après Shafron et Karno, 2013) de mêler des sonorités « chaotiques, bruyantes, lourdes, et puissantes » à des vocaux très émotionnels aux paroles souvent centrées sur les thématiques de « l’anxiété, la dépression, l’isolement social, et la solitude » – tout un programme. Sont considérés comme « extrêmes » une flopée de genres et sous-genres dont on pourrait certainement discuter des heures durant, mais que Sharman et Dingle résument en « punk, heavy metal, hardcore, death metal, emo et screamo » – où mettent-ils le black, mystère, mais retenons qu’en gros, c’est tout ce qui est un peu rugueux au tympan.

Passons sur l’expertise musicologique des chercheurs en sciences sociales. L’important est qu’ils s’interrogent depuis des années sur le rapport des musiques (extrêmes ou non) avec un certain nombre de nos émotions ou de nos comportements ; questionnement que l’on pourrait résumer par un classique corrélation ou causalité ?

Selon certains auteurs, les caractéristiques des musiques extrêmes susciteraient par nature de la colère chez leurs auditeurs, et favoriseraient ainsi l’expression de celle-ci à travers des comportements agressifs, délinquants, toxicomanes ou suicidaires. Pour d’autres, elles seraient a contrario choisies par des auditeurs déjà en colère, précisément en raison de leur nature excitante : elles aideraient en effet l’auditeur à gérer des états émotionnels déjà présents.

Où l’on apprend que Cannibal Corpse est bon pour les nerfs

L’étude de Sharman et Dingle visait à départager les deux hypothèses. Les deux chercheuses ont soumis 39 personnes à un petit test destiné à établir l’effet de l’écoute de musique extrême sur leur gestion de la colère. Pour quantifier cette dernière, elles ont combiné des mesures subjectives de l’hostilité et de l’agressivité, et un enregistrement en continu du rythme cardiaque (censé accélérer lorsque la colère monte).

Le test se déroulait en trois temps. Au temps T1, les participants remplissent un questionnaire PANAS (Positive and Negative Affect Scale), une échelle d’affectivité positive et d’affectivité négative qui quantifie leur humeur et leurs sensations ; s’ensuit un « entretien stress » destiné à induire de la colère, c’est-à-dire un face-à-face au cours duquel les participants sont invités, 16 minutes durant, à décrire différents événements de leur vie personnelle leur ayant tapé sur le système (contrôle fiscal, déjeuner avec belle-maman, etc.). En T2, nouvelle ration de PANAS, histoire de vérifier l’efficacité de l’entretien stress, suivi d’une pause de 10 minutes, en musique pour une partie des participants (libres d’écouter leur musique personnelle, évidemment « extrême »), en silence pour l’autre partie, formant un groupe contrôle. Enfin, en T3, nouvelle salve de questionnaires pour tout le monde, dont un troisième PANAS pour la route. Le tout combiné à la mesure permanente du rythme cardiaque.

Selon Sharman et Dingle, les résultats sont sans équivoque : l’écoute de la musique extrême n’a pas accru la colère des participants, mais, au contraire, a exalté leurs émotions positives (contrairement à ce qui a été observé dans le groupe contrôle). Conclusion : « écouter de la musique extrême peut constituer une façon saine de gérer sa colère pour ces auditeurs. »

Et si Cannibal Corpse était remboursé par la Sécurité sociale ? Précipitez-vous sur leur discographie !

Cette étude tranche à priori entre les deux hypothèses de départ (« la musique extrême induit la colère » vs « la colère favorise l’écoute de la musique extrême car elle permet précisément de la gérer »), mais il convient d’en souligner certaines limites méthodologiques : les participants ont été explicitement recrutés pour une étude des « bénéfices potentiels » de la musique extrême, leur profil n’est peut-être pas forcément représentatif de la population globale (41 % jouent d’un instrument ou chantent, ce qui montre un rapport à la musique étroit), d’autant que 60 % disent écouter préférentiellement du classic metal, enfin, un second groupe contrôle, écoutant de la musique, mais d’un autre type, aurait permis de mieux cerner si la gestion de la colère était favorisée par le simple fait d’écouter de la musique, en général, ou s’il y avait bel et bien une vertu spécifique de la musique extrême.

Où l’on se dirige vers un match Cabrel/Marduk

Parmi les 46 morceaux ayant décontracté nos mélomanes stressés, Sharman et Dingle relèvent que la moitié traitaient de thèmes agressifs ou comportaient des paroles évoquant la colère (on ne peut que sourire en imaginant nos téméraires pionnières de la connaissance se penchant sur l’exégèse des textes de Marduk : « Il dit qu’il va lui couper la gorge et lui savater la gueule, je coche quoi ? »2), le reste traitant de la solitude et de la dépression, mais pas que. Si cette précision est intéressante, c’est qu’elle semble jeter une pierre dans le jardin des études investiguant non pas l’influence de la musique sur les comportements, mais celle des paroles.

Dans un article paru en 2016 dans le magazine Cerveau & Psycho, intitulé « Comment les chansons nous manipulent »3, Nicolas Guéguen, chercheur en sciences du comportement, souligne que des études de plus en plus nombreuses s’intéressent aux paroles plutôt qu’aux mélodies, en mettant en évidence leurs effets sur nos comportements. Leurs résultats sont tantôt inquiétants, lorsqu’ils évaluent par exemple les effets de l’écoute de rap comportant des paroles où les femmes sont traitées comme des objets sexuels, tantôt instructifs (surtout si vous tenez un débit de boissons), lorsqu’ils mesurent l’effet des chansons parlant d’alcool sur la fréquentation et la consommation des piliers de comptoir, ou même consternants, lorsqu’ils quantifient l’impact des chansons d’amour. Dans une expérience confinant au sadisme pur, Nicolas Guégen a ainsi constaté que dans une salle d’attente, les femmes sont nettement plus nombreuses à communiquer leur numéro de portable à un inconnu après avoir été exposées en fond sonore à Je l’aime à mourir de Francis Cabrel, que celles ayant été exposées à une chanson sans lien explicite avec l’amour (ni avec quoi que ce soit d’autre), L’Heure du thé, bêlé par Vincent Delerm.

OK. Et un match Francis Cabrel / Marduk, ça donnerait quoi ?

Parologie, sauce piquante et coup de la panne

Si vous voulez le savoir, il va falloir donner plus d’argent à la recherche : envoyez vos chèques, je transmettrai. Mais avant cela, sachez que les musiques extrêmes n’ont pas totalement échappé à la curiosité des chercheurs en « parologie ». En 2011, deux psychologues américains, John Mast et Franck McAndrew, du Knox College dans l’Illinois, énoncèrent ainsi sans sourciller, en conclusion d’un de leurs papiers  : « les résultats indiquent clairement que ce sont les paroles et non d’autres caractères de la musique qui sont responsables des comportements agressifs »4

Comment Mast et McAndrew étaient-ils arrivés à cette inquiétante conclusion ? Grâce à la sauce piquante, pardi !

T’énerve pas, j’t’explique.

Les deux psychologues ont repris un protocole malin qui a déjà fait ses preuves . Demandez à deux individus, dont l’un a un pistolet, de verser de la sauce piquante dans un verre d’eau destiné à être bu par quelqu’un d’autre : l’individu avec pistolet aura la main plus lourde sur la sauce et affichera un taux de testostérone plus élevé que l’individu désarmé. Maintenant, remplacez le pistolet par une écoute de musique aux paroles violentes, et vous tenez votre protocole de test ! Recrutez ensuite des testeurs et faites-leur écouter de la musique metal avant de pratiquer le test de la sauce piquante. L’astuce consiste à constituer trois groupes, deux groupes soumis à des morceaux metal similaires mais aux paroles différentes, violentes pour l’un et non violentes pour l’autre, et un groupe contrôle n’ayant le droit qu’au silence. Dans l’étude de Mast et McAndrew, le groupe « musique violente » a eu le droit à Bloodmeat et Limb from Limb, par Protest the Hero, et le groupe « musique pas violente » à trois morceaux de System Of A Down. Résultat, le groupe Protest the Hero a eu la main significativement plus lourde sur la sauce piquante que le groupe System Of A Down.

Vous l’aurez compris, on est face à une contradiction. Comment écouter de la musique extrême pourrait-il à la fois constituer une façon saine de gérer sa colère et vous inciter, en même temps, à arroser le gosier de vos petits camarades de capsaïcine dès lors que les paroles sont un peu trop agressives ?

C’est là qu’on peut discuter de la méthodologie de Mast et McAndrew : à mon sens, un protocole d’étude sérieux devrait utiliser deux versions du même morceau ne différant que par les paroles), mais surtout, leur étude a été perturbée par un incident technique indépendant de leur volonté : « Malheureusement, une panne de frigo a endommagé les échantillons de salive et nous a empêchés d’obtenir des données sur la testostérone ». Conséquence : impossible de corréler les écarts observés avec un quelconque paramètre physiologique objectif, et, partant, d’en déduire quoi que ce soit de vraiment solide… On pourra le regretter ou au contraire se réjouir que le phénomène complexe du goût humain pour la musique ne puisse être réduit à ses composantes, même à coups de sauce piquante.

Ton enfant écoute de la musique extrême ? Pas de panique !

Voyons maintenant comment d’autres chercheurs en psychologie ont tenté de prendre un peu de hauteur pour aborder les effets prétendument délétères de la musique metal sur notre belle jeunesse.

Voyant déjà leurs rejetons en proie aux multiples challenges de leur développement, de la puberté à la recherche d’identité, en passant par la pression parentale et sociale, les relations avec leurs compagnons d’acné et les affres de la sexualité bourgeonnante, de nombreux parents sombrent encore plus dans le marasme lorsque tout ceci se fait en musique dite « à problème » (ou à tout le moins, vestimentairement suspecte) : c’est la fin, il va tomber dans la drogue, rater ses études et finir sa vie dans son canapé devant la télé. Qu’ils se rassurent, c’est tout le contraire !

Tasha R. Howe, de l’université d’État de Humboldt (Californie), et ses collègues ont longuement sondé, à l’aide de questionnaires en ligne, un groupe de metalheads quadragénaires (incluant quelques groupies, des musiciens professionnels et un contingent robuste de simples fans), un groupe témoin de quadragénaires aimant tout sauf le metal, et un groupe témoin d’étudiants lambda. Leurs résultats ont été publiés en 2015 dans la revue Self and Identity, sous le titre « Trois décennies plus tard : les expériences et le fonctionnement à mi-vie de groupies, musiciens et fans de heavy metal dans les années 1980 »5. Le moins qu’on puisse dire est qu’ils battent en brèche quelques idées reçues.

Si l’on n’est pas surpris que les groupies soient, en gros, un peu plus barges que la moyenne, que les musicos emballent nettement plus et que les fans de metal aient eu, dans leur jeunesse, une vie un peu plus « sexe, drogues et rock’n’roll » que leurs alter ego non metal, conformément aux canons de leur culture d’appartenance, on s’aperçoit aussi que cette identification forte à un genre musical et à une communauté de fans est cela même qui a contribué à les protéger du pire (suicide, problèmes physiques ou mentaux, inadaptation au travail). Encore mieux : ils disent avoir été plus heureux dans leur jeunesse pourtant tumultueuse et se sentir aujourd’hui mieux adaptés à leur vie d’adulte que les non métalleux – du reste, ils ont un bon niveau d’études et gagnent tout à fait bien leur vie, merci pour eux (même si certains finissent disquaires).

Pour les auteurs, « Ces résultats suggèrent que les cultures marginales peuvent attirer des jeunes en difficulté, susceptibles d’adopter des comportements à risque, mais qu’elles ont également un rôle protecteur, en tant que source de lien et d’appartenance pour des jeunes qui cherchent à consolider leur identité en développement.

Dit autrement, le metal, ça calme, et durablement.

De quoi combattre les stéréotypes. Et, éventuellement, inciter nos amis chercheurs en psychologie à lâcher un peu la grappe aux musiques extrêmes… Ainsi, peut-être lira-t-on des publications titrant : « Attitudes violentes et aspirations universitaires retardées : effets néfastes de l’exposition à la salsa », « Les effets de l’italo disco sur l’excitation et la colère », « Adolescent, problèmes de comportement et préférences pour le chant grégorien : le cas d’étude d’un collège du sud », « Les relations entre la rumba congolaise et les troubles de l’adolescence : réalité ou artifice », « Préférence pour le flamenco, mauvaises fréquentations, contrôle social et délinquance », ou encore : « Le côté obscur d’étudiants brillants : doués et talentueux mais fans de fanfare »… Vous l’aurez compris, il s’agit de quelques titres d’études bien réelles pour lesquels j’ai simplement modifié le style de musique ; la pertinence du questionnement scientifique ne saute plus tout à fait aux yeux !


  1. Sharman L et Dingle GA, 2015, « Extreme metal music and anger processing », Front. Hum. Neurosci., 9:272. ↩︎
  2. « I will cut your throat, I will kick your face in », extrait du primesautier « Night of the Long Knives » de Marduk (World Funeral, 2003), l’un des morceaux écoutés par l’un des participants lors du test. ↩︎
  3. N Guéguen, 2016, « Comment les chansons nous manipulent », Cerveau & Psycho, n° 76, avril 2016. ↩︎
  4. John F. Mast et Francis T. McAndrew, 2011, « Violent Lyrics in Heavy Metal Music Can Increase Aggression in Males », North American Journal of Psychology, 2011, Vol. 13, No. 1, 63-64. ↩︎
  5. Tasha R. Howe et al., 2015, « Three Decades Later: The Life Experiences and Mid-Life Functioning of 1980s Heavy Metal Groupies, Musicians, and Fans », Self and Identity, 14:5, 602-626. ↩︎