Archéologie hippie

Grateful Dead – Aoxomoxoa, côté pile

Troisième album studio du grand Grateful Dead, paru en 1969 chez Warner Bros. – Seven Arts Records, Aoxomoxoa a quelques particularités rigolotes.

Contrairement à ses deux premiers LPs, le groupe met l’accent sur l’acoustique : derrière le palindrome du titre de l’album, qui marque le début du tandem Jerry Garcia/Robert Hunter à l’écriture, se nichent de futurs standards, tels St. Stephen ou China Cat Sunflower, mais la dominante est résolument calme. Mais néanmoins riche : Ampex venant de commercialiser la version 16 pistes de son MM-1000 (une première !), la bande de Jerry Garcia en profite pour tester le matériel. Résultat : huit mois de studio et 180 000 $ de dépensés ! Le pire, c’est que le groupe ne sera même pas satisfait du résultat… Jerry Garcia dira : « c’était notre première aventure avec la seize-pistes et nous avons eu tendance à mettre trop de tout ». Si bien que dès 1971 Garcia et Phil Lesh retournent en studio pour tout reprendre. Aujourd’hui, le mix originel est perdu, si bien que si vous avez une réédition vinyle, c’est le mix de 1971, si vous avez le CD, c’est à priori un mélange 1969/1971…

Grateful Dead – Aoxomoxoa, côté face

Mais retournons la pochette et intéressons-nous maintenant au verso . Attention, on va creuser….

Bon OK, rien d’extraordinaire me direz-vous, c’est une photo du Grateful Dead dans un paysage bucolique, un truc de hippies quoi. C’est pas faux. Le cliché a été pris par un dénommé Tom Weir (photographe du coin, sans lien de parenté avec Bob Weir, du Dead) sur le site d’Olompali State Park, dans le comté de Marin, près de San Francisco. Le groupe souhaitait un cliché faisant « communauté », avec plein de gens, des animaux, un côté famille… Ça tombait bien puisque c’est ce site qu’avait choisi l’ex-entrepreneur Don McCoy pour installer sa communauté hippie, la Chosen Family : tout plein de figurants disponibles pour réaliser le cliché souhaité ! La communauté avait investi une vieille demeure d’une vingtaine de chambres, la Burdell Mansion (le dénommé Burdell fut le premier dentiste de Frisco) et tout plein d’espace pour expérimenter un nouveau mode de vie sans entrave. Le Who’s Who de la contreculture y défilera : Grace Slick, Janis Joplin, Timothy Leary, Ken Kesey, et donc le Grateful Dead, dont on peut voir ici les membres, en particulier Pigpen, qui occupe tout l’espace au premier plan (c’est alors la figure la plus célèbre du groupe), tandis que Jerry Garcia est assis derrière au pied de l’arbre, on voit à peine sa tête qui dépasse1. Contrairement à une légende tenace, que l’on retrouve même dans des sources officielles consacrées au Dead, non, la petite fille de 5 ans en bas à droite de la photo n’est pas Courtney Love2 – ça aurait pu, elle avait le même âge à l’époque, elle est originaire de San Francisco et son père, Hank Harrison, gravitait dans l’entourage du Grateful Dead (avec un rôle bien moins important qu’il ne le prétendra, selon sa fille), mais il s’agit en réalité de Stacy Kreutzmann, la fille de Bill Kreutzmann, l’un des batteurs du Dead. Bref, pour en revenir à la Chosen Family, l’expérience dégénèrera assez rapidement, avant qu’un incendie ravage la Burdell Mansion et y mette un terme en février 1969.

Archéologie hippie, mode d’emploi

Et c’est là que ça commence à devenir vraiment intéressant.

A partir de 1981, le lieu devient un objet de curiosité scientifique. L’archéologue californien E. Breck Parkman, fraîchement diplômé, a pour première mission d’inventorier le site : il inventorie donc et trouve des rebuts de vêtements tie-dye, des brosses à dents, des peignes, des bijoux de pacotille, des godasses, des encensoirs, des os d’agneau et de bœuf (pour une communauté sensée être végétarienne)… Autant dire qu’il est un poil déçu : ce qui l’intéresse, lui, ce sont des pointes de flèches, des poteries, des trucs d’indiens (parce qu’avant qu’il y ait des dentistes, il y a eu des Indiens à San Francisco), de l’archéo ancienne quoi ! Mais bon, l’essentiel est fait, les différents niveaux archéologiques sont identifiés, mais il va falloir patienter un peu pour fouiller correctement, parce que tout cela est légèrement pollué par le plomb et l’amiante.

Creuse ton sillon

C’est plusieurs années plus tard que Parkman va pouvoir vraiment se pencher sur sa véritable découverte dans le site : des vieux vinyles !

En effet, notre archéologue a réussi à exhumer 93 disques des décombres de la maison d’Olompali. Comme on peut s’en douter, ils étaient dans un état très bof, de type vide-grenier puissance 10. La plupart n’étaient plus écoutables et n’avaient même plus de label. Ils conservaient heureusement leurs numéros de matrice gravés à la fin du sillon — l’équivalent d’un bon ADN bien frais. Pour être sûr de son coup, Parkman nota le nombre de titres et leur longueur, afin de pouvoir comparer ces données avec les albums indiqués par les matrices. Il réussit ainsi à identifier 55 œuvres. Parmi lesquelles, on trouve par exemple :

  • « Why is There Air? » de Bill Cosby (Warner Brothers, 1965)
  • « Judy at Carnegie Hall » de Judy Garland (Capitol, 1961)
  • « Rubber Soul » des Beatles (Capitol Records, 1965)
  • « Ella Fitzgerald Sings the Gershwin Songbook » de Ella Fitzgerald (Verve, 1957)
  • « My Fair Lady » de Herman Levin (Columbia Masterworks, 1956)
  • « Beethoven: Symphony #3 » par Otto Klemperer et le Philharmonia Orchestra of London (EMI, 1961)
  • « The Versatile Burl Ives! » de Burl Ives (Decca Records, 1961)
  • « Stan Getz » des Stan Getz Quartet and Quintet (Jazztone, 1956)

De la variétoche, du jazz, du classique, de la comédie musicale… Waouh, paye ta contre-culture ! vous gausserez-vous. Et vous auriez bien tort.

Car l’enseignement premier de cette archéologie musicale, c’est que ces vestiges ne doivent pas être interprétés comme la bande-son hippie de l’année 1969 : ce n’est sûrement pas ce que Jerry Garcia et sa bande écoutèrent le soir au coin du feu en grattant la mandoline. Ils ne nous renseignent pas du tout sur le mode de vie d’une communauté, mais plutôt sur les modes de vie que ses différents membres ont quitté en la rejoignant. Ils donnent des indices sur ce que ces personnes, de générations diverses, écoutaient avant, et montrent, par leur diversité, qu’un groupe humain est nécessairement plus complexe que ce que l’on peut imaginer vu de l’extérieur. L’archéologie, ici, permet de combattre les stéréotypes : « Qu’est-ce qu’un hippie ? met en garde Parkman, ces 55 disques suggèrent que ça aurait pu être n’importe lequel d’entre nous à un certain moment de son histoire. »

Vous voilà prévenus. Jetez vos vieux disques ringards, un archéologue du futur pourrait mettre la main dessus et se faire une fausse image de vos goûts douteux. Ou mieux : donnez-les à votre disquaire.


  1. Pour savoir qui est qui sur la photo, un article du Grateful Dead Guide, « Who’s Who In The Aoxomoxoa Photo » donne toutes les clés: https://deadessays.blogspot.com/2015/01/whos-who-in-aoxomoxoa-photo.html ↩︎
  2. Voir l’article « It Wasn’t Courtney » du Grateful Dead Guide : https://deadessays.blogspot.com/2015/01/it-wasnt-courtney.html ↩︎

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